Femmes et santé numérique : une médecine vraiment inclusive ?
Dans cet article, Loick Menvielle, Professeur associé à l'EDHEC et Directeur de la chaire Management in Innovative Health, s'appuie sur le résultats du baromètre IPSOS/EDHEC 2024 (1) pour analyser les différences genrées d'adoption des nouvelles technologies dans le domaine de la santé.
La santé connectée et notamment les solutions recourant à l’intelligence artificielle promettent aujourd’hui une médecine plus personnalisée, plus efficace et (théoriquement) accessible à tous. Cette transformation numérique à laquelle nous assistons répond à de nombreux défis en matière de santé : prévention des soins et anticipation des avancées médicales ne sont que quelques exemples des nombreux avantages liés à cette révolution médicale. Pourtant, une étude IPSOS 2024 pour l'EDHEC Business School (1) révèle que les femmes adhèrent moins que les hommes à cette innovation. Comment expliquer cette différence ? Et pourquoi ce frein à l’adoption des technologies de santé ? Décryptage.
Le numérique intéresse moins les femmes
La « e-santé » rassemble les technologies permettant d’améliorer la gestion des soins, le suivi des patients et l'accès aux informations médicales. On parle aussi bien de sites web que d’applications smartphones ou d’objets connectés type montres ou appareils de mesure de la glycémie, par exemple. Mais le numérique reste encore pour certains et certaines une modalité complexe, parfois intimidant, notamment dans ses composantes en lien avec l’intelligence artificielle.
L'étude IPSOS/EDHEC (1) analyse les principales tendances auxquelles les français sont confrontés face aux technologies numériques dans le médical. Elle met en lumière un écart d’adhésion, relevant que les femmes, en particulier celles qui sont inactives, moins diplômées et âgées de plus de 55 ans, adoptent moins les outils de santé connectée que les hommes. Pas toujours à l’aise avec les outils digitaux, elles se privent parfois de solutions de santé connectée qui sont pourtant conçues pour leur simplifier l’accès aux soins et améliorer le suivi médical.
Cette réticence face aux outils numériques en santé, renforce une inégalité d’accès aux soins, d’autant plus préoccupante que les femmes sont déjà confrontées à des difficultés accrues pour accéder à des spécialistes (délais d’attentes entre trois à six mois, en moyenne) Cette situation s’explique notamment par le besoin plus fréquent d’un suivi médicales, principalement en gynécologique, alors même que le nombre de spécialistes diminue. Dans ce contexte, les outils numériques pourraient pallier en partie ce manque, mais la moindre appétence des femmes pour ces solutions limite leur adoption.
Pas assez informées sur la santé connectée ?
Trop peu de femmes estiment être réellement informées sur la santé connectée : 34 % d’entre elles se jugent mal renseignées, contre 27 % des hommes. Là encore, ce déficit d’information touche surtout les femmes inactives et les moins diplômées.
Sans visibilité claire sur les avantages et les fonctionnalités des outils numériques de santé, difficile pour elles de les adopter sans crainte. Notre dernière étude montre que cette appréhension creuse le fossé numérique entre hommes et femmes.
Nombreuses sont les femmes qui sont réticentes à utiliser certaines applications qui ne protègent pas suffisamment les informations personnelles, voire qui sont susceptibles de les transférer à des tiers. Le fait d’ignorer où et comment ces données sont stockées suscite chez de nombreuses femmes une méfiance qui limite leur adhésion à la santé numérique.
Des réticences à partager ses données de santé
La confiance est un facteur déterminant dans l'adoption des technologies de santé connectée. Les femmes expriment une défiance plus marquée que les hommes envers les institutions chargées de protéger leurs données, comme la CNIL.
Signe de cette méfiance, la réticence des femmes à partager leurs données de santé. Lorsqu'on leur demande si elles seraient prêtes à partager ces données pour permettre, par exemple, à une intelligence artificielle de générer des conseils de santé personnalisés, les femmes répondent davantage par la négative (40%) que les hommes (32%).
Le secteur de la « FemTech », qui regroupe les technologies et solutions spécifiquement dédiées à la santé des femmes (suivi du cycle, fertilité, bien-être, etc.), n’est pas épargné par la question particulièrement sensible de la protection des données.
Selon des chercheurs britanniques (2), certaines applications de suivi du cycle menstruel et de la grossesse ne mentionnent pas toujours clairement la sensibilité des informations (IVG, fausse-couches, etc.) dans leurs politiques de confidentialité. Les femmes redoutent que leurs données puissent être exploitées sans leur consentement, voire même qu’elles soient utilisées contre elles.
Pour rassurer les utilisatrices potentielles et augmenter l’utilisation des outils numériques de santé, les acteurs du secteur ont donc tout intérêt à renforcer la transparence et la sécurité de leurs systèmes.
L'intelligence artificielle en médecine fait peur
Ces dernières années, l'intelligence artificielle (IA) apparaît comme une avancée majeure pour aller vers une médecine plus personnalisée. Toutefois, l'étude révèle que les femmes sont plus sceptiques que les hommes quant aux bienfaits de l'IA (3) pour le développement de la médecine (49% des femmes contre 62% des hommes). Cette situation interroge, notamment dans la perspective des recours de plus en plus massifs à l’IA pour aider au diagnostic et au dépistage de cancers.
Les principales inquiétudes concernent notamment la fiabilité des diagnostics assistés par IA, la protection des données personnelles et la crainte d'une déshumanisation de la relation patient-médecin.
Les femmes les plus jeunes et celles issues des catégories socio-professionnelles supérieures sont toutefois plus ouvertes à ces évolutions, suggérant que le niveau d’éducation et l'exposition aux technologies jouent un rôle clé dans leur acceptation.
Les femmes restent davantage attachées à la dimension humaine de la médecine, essentielle pour une relation de confiance dans le parcours de soin. 40,4 % d'entre elles s’opposent à l'idée que l’IA puisse remplacer les médecins pour certaines tâches, contre 31,5 % des hommes. Elles souhaitent que la technologie vienne en support des professionnels de santé, sans se substituer à eux.
Dans ce sens, des initiatives récentes comme le hackathon européen InnovHer (4) réunissent des professionnels, des étudiants et des entreprises pour développer des innovations en e-santé centrées sur la santé féminine. En associant technologie et approche humaine, elles montrent combien le dialogue et la collaboration avec les soignants sont importants pour emporter l’adhésion des femmes.
Réduire la fracture numérique femmes-hommes : vers une e-santé plus inclusive ?
Les résultats de l'étude IPSOS/EDHEC pointent aussi la nécessité de combler l’écart numérique qui prive les femmes des opportunités qu’offre la santé connectée.
Celle-ci a le potentiel d'améliorer la qualité de vie des femmes de façon significative, en leur offrant un accès aux soins plus facile (consultation à distance, meilleure prévention, etc.) et un suivi plus personnalisé. Plusieurs autres enquêtes récentes (5) suggèrent que de telles dispositions pourraient contribuer à fluidifier les parcours de soins et à réduire les inégalités d’accès.
Mais pour lever les freins qui empêchent l’adoption de la santé connectée et proposer des solutions inclusives et adaptées, comprendre pourquoi une partie de la population féminine se détourne du numérique est impératif.
Un véritable « Big Bang » de la prévention pour les femmes est envisageable, à condition que les acteurs du secteur fassent preuve de pédagogie et de transparence du traitement des données vis-à-vis de cette partie de la population. Placer l’humain au cœur du système est un pré-requis indispensable pour créer la confiance et favoriser l’adoption massive des outils de santé numérique.
Références
(1) Baromètre « Perception des Français sur la santé connectée – 2e vague, avril 2024 » - https://www.edhec.edu/sites/default/files/2024-04/2024-04-deuxieme-barometre-sante-connectee-bms-edhec-ipsos.pdf
(2) Malki, L. M., Kaleva, I., Patel, D., Warner, M., & Abu-Salma, R. (2024). Exploring Privacy Practices of Female mHealth Apps in a Post-Roe World. In ACM Conference on Human Factors in Computing Systems (CHI) ACM - https://kclpure.kcl.ac.uk/portal/en/publications/exploring-privacy-practices-of-female-mhealth-apps-in-a-post-roe-
(3) Les participants à cette étude ont été interrogés sur l'utilisation de l'IA pour assister les médecins dans le diagnostic d'un cancer, notamment dans le cadre des dépistages.
(4) Le Hackathon InnovHer : Une Révolution pour la Santé des Femmes - https://www.ece.fr/2024/11/26/le-hackathon-innovher-une-revolution-pour-la-sante-des-femmes/
(5) Dont: Rapport d’étude sur la santé des femmes, Mars 2024, BVA Xsight/groupe VYV